Une rencontre des plus surprenântes. » FEAT Ulter Hërling [Avril 902]

"L'amitié est la communauté des secrets" R. Guilleaumes, Le Bûcher des illusions

Voilà des mois qu'il n'avait pas fréquenté la taverne. Ulter avait le démon de se laisser aspirer par ses lectures et par un travail qui le passionnait. Oh, il avait bu quelques coups parfois avec ses frères, ou des voisins, mais cela demeurait rare.
Il y avait aussi ce jour où le Sage Orwäld l'avait amené fêter la fin de son apprentissage, autour d'un festin fumant et de verres de cervoise au tripot de la cité. Le vieil érudit était décédé depuis maintenant trois ans et désormais c'était lui, Ulter, la mémoire vivante d'Yggradsil et l'un de ses principaux cerveaux. La tourelle des archives était son univers et le tenait de longues heures. Maudits soient, seulement, ces escaliers en colimaçon autour desquels se distribuaient les différentes salles ! L'estropié y peinait chaque jour. Mais son travail le valait largement – et un tout jeune apprenti en ce moment avec lui aux archives cavalait souvent à sa place à la recherche de tel codex, tel parchemin.
Ce jour là, il fut tout à fait exceptionnel de voir Ulter débarquer à la taverne en début d'après-midi, lui qui ne quittait la tourelle qu'en soirée. La pointe d'une de ses béquilles poussa doucement la porte. Ulter fut annoncé par le claquement lourd de ses cannes et le frottement de ses pieds qui traînaient au sol. Beaucoup de buveurs attablés ici et là trinquaient. Certains se retournèrent pour le saluer – les uns avec une amicale sincérité, les autres davantage par pure politesse envers la figure respectée qu'était l'archiviste. Ulter rendit, en guise de salut général, un timide un sourire sans entrain. Quelque chose n'allait pas et il peinait à le cacher. Il était pâle.

Il s'installa seul à un coin de table. Avec ses gestes routiniers, l'infirme se pencha pour saisir l'une de ses jambes sans vie, la déplacer sous la table, puis l'autre. Il cala ses béquilles contre le banc. Ses grands yeux bleus erraient ici et là, sans but précis. Ulter prit soin de saluer, d'un hochement de tête poli, les filles de taverne qui circulaient entre les clients, toutes affairées à leur travail. L'impressionnante chevelure blonde, quasiment blanche, de Ñolofinwë tournoyait au gré de ses pas alertes d'un bout à l'autre de la grande et bruyante salle. Elle s’acquittait énergiquement de son office mais aujourd'hui encore, comme souvent, Ulter lui trouva son singulier air absent, préoccupé. Il faudrait, se dit l'archiviste, qu'il prenne un jour le temps de converser avec elle. Les gens discrets, mystérieux – presque renfermés – étaient toujours ceux qui l'interpellaient le plus. Il lui adressa un petit signe de la main puis prépara déjà trois piécettes : de quoi se payer un verre.

Ce serait un bien maigre remontant après l'épouvantable matinée... Ce qui venait d'arriver était grave et n'augurait rien de bon. Tout était encore à vif dans l'esprit d'Ulter. Cette pauvre fille terrorisée. Cinq légionnaires, à ses trousses, entrés dans la cité. Sa décision de cacher en urgence la malheureuse dans la tourelle des archives. Et bien sûr les soldats y étaient venus – mais grâce aux Dieux ! – ils ne l'avaient pas trouvée. Des mots très tendus s'étaient échangés, avant que les Romains ne décampent. Ulter avait attendu – il ne saurait même pas combien de temps... – avant de faire sortir la fugitive de sa cachette et de consulter ses cartes pour lui indiquer le meilleur chemin. Pourvu qu'elle ne se fasse pas remettre la main dessus plus tard !
Et puis, il y avait eu cette heure passée à ramasser tout ce que ces rustauds de légionnaires avaient mis sans dessus-dessous dans les archives. Ulter était épuisé d'avoir eu à se dépatouiller avec ses jambes inertes pour se mettre au sol, rassembler les documents, se traîner, se hisser à la force des bras aux diverses étagères pour tout replacer en ordre. Le petit apprenti n'était pas là aujourd'hui, c'était bien sa chance ! L'archiviste avait encore le souffle court et les cheveux en bataille.

Autant dire qu'il ne se sentait clairement pas de poursuivre son travail comme si de rien n'était. Il lui fallait un coup à boire. Se relâcher. Et raconter cette histoire à quelqu'un. En attendant bien sûr de devoir aller la rapporter au chef, aussitôt que celui-ci en aurait terminé avec ses audiences du jour.

"L'amitié est la communauté des secrets" R. Guilleaumes, Le Bûcher des illusions

Ñolofinwë accrochait de nombreux regards de la part des clients de la taverne, Ulter le voyait bien. Un instant, il se demanda comment la serveuse envisageait cette attention, derrière l'expression mystérieuse qui était la sienne. Sa réserve était sans doute dictée par la prudence : pour ne pas laisser certains hommes avoir des idées. La jeune femme remarqua l'archiviste quand celui-ci lui adressa un petit signe et approcha de sa table.
Elle le saluait avec naturel, sans accorder aucune attention à son allure désossée ni même à ses béquilles. Comportement très appréciable au regard d'Ulter, habitué depuis le temps à recevoir les coups d'yeux des passants, les haussements de sourcils insistants, parfois même quelques remarques plus ou moins adroites. Occuper un poste respecté à Yggradsil lui offrait une considération notable, mais cela ne lui épargnait jamais complètement les réactions malheureusement humaines générées par la différence. C'était ainsi... Il n'en voulait pas à ses congénères pour cela. Mais n'en savourait que davantage les rencontres où son infirmité ne retenait pas une seconde l'intérêt de qui que ce soit.

« Bonjour » répondit-il à Ñolofinwë, dans un sourire. « Eh bien... je... un verre de rouge, s'il vous plaît. » Sa voix était encore hésitante et traînante de fatigue. Il allait lui falloir se remettre de ses émotions. Nerveux, il passa la main dans ses cheveux défaits pour y remettre un peu d'ordre.

Aussitôt une idée lui vint. Les légionnaires de ce matin... S'étaient-ils déplacés ailleurs dans la cité ? Avaient-ils importuné d'autres personnes et fouillé d'autres lieux que la tourelle ? Sans doute avaient-ils été vus par quelques habitants dans les rues d'Yggradsil : cinq militaires ne passaient pas inaperçus. Mais leur intrusion avait-elle été interprétée comme un patrouillage de routine – ou un simple déplacement ? Ou était-ce allé plus loin et avait-on compris qu'ils cherchaient quelqu'un ?
Aussi Ulter se décida-t-il à retenir Ñolofinwë, avant qu'elle ne s'éloigne : « Mademoiselle, pardon... Il y a eu des soldats romains tout à l'heure. » Le timbre de sa voix avait baissé, plus grave et anxieux – pourvu que la jeune femme n'ait pas eu d'histoires avec ces cinq rustauds, même si elle n'en montrait peut-être rien. « Je me demandais : avez-vous eu affaire à eux, vous aussi ? Vous, ou des occupants de la taverne ? »

Du bout des doigts, il tapota nerveusement le bois de la table. Ses yeux bleus voilés d'inquiétude croisèrent les prunelles de Ñolofinwë. En tant qu'employée de cet établissement, peut-être aussi qu'elle savait des choses ? Après tout, le tripot était le lieu où circulaient bien des conversations, beaucoup de nouvelles et de ragots – et les serveuses étaient loin d'être les dernières à les entendre.
Ulter se pinça la lèvre, confus de se sentir oiseau de mauvais augure. Mais il valait mieux ne pas garder cet incident pour lui. Les tensions avec Rome allaient se raviver – un bien fâcheux pressentiment qui l'envahissait.

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Ulter arqua un sourcil en voyant Ñolofinwë s'en retourner immédiatement pour s'occuper de sa commande : peut-être préférait-elle s'acquitter de son travail et ne pas aborder le sujet qu'il venait de soulever. Elle revint cependant aussitôt, posa le verre devant lui et s'installa à la table, en face.

« Merci... » souffla-t-il avant de descendre une première gorgée de vin. L'archiviste fut touché de l'entendre prendre de ses nouvelles par cette question inquiète et regretta déjà les confidences qu'il allait avoir à faire. Pour elle, comme pour le chef et le reste de la cité, l’intrusion de soldats romains et leur friction avec Ulter ne serait pas une bonne nouvelle. Il but à nouveau un peu, tout en cherchant les mots pour résumer au mieux les événements de la matinée :

« Attaqué, oui on peut dire cela... En arrivant ce matin pour ouvrir la tourelle, j'ai vu approcher une toute jeune femme terrorisée, échevelée, qui se disait pourchassée par cinq légionnaires pour sorcellerie. Elle ne m'avait pas l'air coupable... Et les soldats à ses trousses en revanche avaient tout l'air de rustauds simplement en quête d'un coup d'éclat devant leur chef, n'ayant sûrement même pas d'ordre d'arrestation écrit, et un peu trop tendance à interpeller pour peu de choses. »

Ulter ne savait rien de la culpabilité de la pourchassée mais s'était fié à son intuition. Intuition confirmée à l'arrivée des Romains : ils l'accusaient de sorcellerie pour l'avoir simplement prise à confectionner un baume avec quelques prières aux dieux locaux. Encore en proie à la tension de cette matinée, il rentra la tête dans ses épaules et fit tourner le verre entre ses doigts, avant de finir d'avaler la boisson. « J'ai caché la malheureuse dans les archives. » reprit-il.

Il se revit lui indiquer le chemin, trottiner tant bien que mal sur ses béquilles, puis abandonner celles-ci au rez-de-chaussée pour grimper à l'étage en rampant – plus rapide pour lui, et moins bruyant – sous l'attention étonné mais reconnaissant de la proie. Très menue, la fille avait pu se mettre au fond d'un casier de rangement et Ulter l'avait fait disparaître derrière une pile de rouleaux.

« Les Romains sont arrivés, ils ont fouillé. Je ne sais par quel miracle – grâce aux Dieux ! – ils n'ont pas trouvé leur proie. » fit le jeune homme en levant les yeux au Ciel. Tout le temps qu'avait duré l'inspection, la terreur lui avait bouffé les tripes. Si les légionnaires avaient mis la main sur la jeune femme, Ulter aurait lui aussi été bon pour une arrestation, une flagellation, voire pire...
La voix soudain pleine de cynisme où il déchargea sa colère, il grogna : « Enfin, ces bourrins m'ont quand même laissé leur petit cadeau de passage : ils ont mis le foutoir dans quasiment tout l'étage. »

Sans compter un des légionnaires qui, tout en posant ses questions à Ulter, ne s'était pas privé de lui donner de « l'éclopé » ou du « demi-portion. » L'archiviste n'en revenait pas d'avoir su garder son calme, aussi bien devant ces provocations que tout au long de la fouille durant laquelle il était resté aussi natrel que possible. Après le départ des soldats, l'archiviste avait tiré sa protégée de sa cachette, puis avait consulté ses cartes pour lui indiquer la meilleure route à prendre... une fois du moins qu'une petite heure se serait écoulée – par sécurité.
« Heureusement, ils ont fini par décamper et la demoiselle va bien. Elle a repris sa route. J'espère qu'elle ne sera pas récupérée plus loin, et que pour Yggradsil ça en restera là. » confessa-t-il avec presque des excuses dans la voix. Puisse-t-il ne pas avoir été oiseau de mauvais augure pour Yggradsil.

Une fois les militaires et la pourchassé partis, l'infirme avait passé une heure à se traîner ici et là, à rassembler les documents mis cens-dessus-dessous, à s'accrocher aux étagères, à se hisser à la force des bras pour remettre chaque codex, chaque parchemin en place. Et le jeune apprenti qui n'était pas là aujourd'hui, quelle chance ! Ulter en avait encore le souffle court et la tignasse en bataille.

Ses yeux revinrent se plonger dans ceux de Ñolofinwë, qui lui confirmait maintenant que ni elle ni d'autres personnes entendues à la taverne n'avaient eu à pâtir de la présence de ces soldats Romains.
Il murmura : « Je suis bien soulagé que ces cinq-là ne vous aient pas ennuyée et n'aient pas causé du grabuge ailleurs chez-nous. » Là-dessus, Ulter voulut apaiser tant bien que mal l'atmosphère et, se redressant, affichant un petit sourire, ajouta : « Quoi que... Vous auriez sans doute su les mater comme il se doit, s'ils vous avaient cherchée ! » L'archiviste avait en effet ouï dire que Ñolofinwë disposaient de certains pouvoirs surnaturels. Et même sans cela, il lui sentait un caractère fort, dissimulé sous sa façade souvent distante. Aussi sa remarque n'était-elle pas une stupide flatterie – cela n'avait jamais été son genre.

we create our own fate

Every human being is a puzzle of need.
You must become the missing piece.

☾☾Ñolofinwë était installé devant lui, elle tentait de rester neutre, mais au fond elle s’inquiétait vraiment pour lui, elle voyait bien que quelque chose n’allait pas. Inconsciemment que des Romains aient frôlés le territoire d’Yggradsil l’a perturbait ils auraient pue mettre la main sur elle, elle aurait pue ne pas réussir à se contrôler et dévoiler ses pouvoirs et là tout le monde auraient découvert qui elle était. Au fond elle n’a pas envie que ça se sache car elle ne sait pas comment ils réagiraient. Elle écoute le récit d’Ulter les frissons parcourant son corps. [« Heureusement, ils ont fini par décamper et la demoiselle va bien. Elle a repris sa route. J'espère qu'elle ne sera pas récupérée plus loin, et que pour Yggradsil ça en restera là. » Elle espérait aussi que ça en restera là, car Yggradsil c’est chez elle, elle ne veut pas de soucis et surtout pas de grabuge. Elle ne laissera rien arrivé à son chez elle. « Quoi que... Vous auriez sans doute su les mater comme il se doit, s'ils vous avaient cherchée ! » Elle hausse un sourcil vers lui. « Comment ça ? » dit-elle d’un ton froid.

Elle serra les poings pour contrôler la dose de stress qui monta en elle. « Le principal c’est qu’ils soient partis. Et surtout que vous n’ayez rien. » Elle tente de se calmer. Est-ce qu’il sait qu’elle est une sorcière ? Est-ce qu’il sait pour ses pouvoirs ? « Est-ce que vous avez entendus quelque chose sur moi ? »  

CODAGE PAR AMATIS

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"L'amitié est la communauté des secrets" R. Guilleaumes, Le Bûcher des illusions

La jeune femme frémit au récit d'Ulter. Il percevait les tremblements qui parcouraient ses doigts et l'air des plus soucieux à son visage. L'archiviste termina son verre de vin, puis garda un silence désolé devant le mal-être de Ñolofinwë. Les nouvelles qu'il venait de lui apprendre avaient de quoi la secouer. Il aurait préféré ne pas avoir à rapporter cette histoire qui allait inquiéter toute la cité... Cette intrusion serait ressentie comme une violation par les habitants d'Yggradsil. Leur bourg tant affectionné... Rare havre de tranquillité pour les sorciers – et plus généralement pour les gens de leur culture – au milieu du vaste Empire Romain. Ulter s'interrogea : que se passerait-il si des soldats revenaient ? Oh pour l'instant ils avaient peur. Rome avait l'armée mais Yggradsil possédait la magie. Mais cela tiendrait-il éternellement sans que le conflit ne s'affiche à visage découvert ?

Il déglutit et reposa son verre, l'attention saisie au vol par la question de Ñolofinwë. Comment ça ? Des mots prononcés avec une certaine sécheresse dont il ne se formalisa pas. Cela était normal après avoir écouté ces nouvelles, et peut-être que la demoiselle souhaitait conserver ses secrets. Elle avait toujours été discrète. Ulter n'avait voulu que détendre l'atmosphère avec cette remarque en passant, mais elle ne l'avait pas pris de cette oreille-là et à présent il voulut ne pas se faire intrusif.

« Oh... Eh bien vous avez votre tempérament. Et de la ressource, j'en suis certain. » Fit-il, sans vouloir creuser après cette phrase plutôt partout : on mettait ce que l'on voulait sous ces ressources. Mais il semblait que l'un et l'autre s'étaient en vérité bien compris et la question qui suivit, de la part de Ñolofinwë, le confirma : sa demande apparut comme une façon de dire... qu'elle savait qu'il savait. Ou du moins qu'elle le suspectait de savoir. Dans ce cas, autant répondre honnêtement.
Ulter répondra à voix basse, mais en conservant une posture naturelle qui devrait ne pas attirer les regards des autres occupants de la taverne : « Sur vous ? Pour être franc, oui, j'ai bien entendu que vous disposeriez de facultés hors du commun. » Euphémisme pour ne pas dire : que vous seriez une sorcière... et surtout qu'il l'avait entendu de membres d'Yggradsil prétendant que la jeune Ñolofinwë aurait naguère blessé accidentellement des pairs par d'étranges pouvoirs.
Cela, Ulter le garda pour lui et n'en causerait que si elle l'interrogeait plus avant : si l'incident était vrai, il devait représenter un poids pour la jeune femme et l'archiviste ne voulait pas retourner un éventuel couteau dans une plaie. Il ajouta en revanche, avec beaucoup de séreux, en guise de promesse de sa grande discrétion : « Les on-dit, cependant, sont ce qu'ils sont. Je n'aime ni les nourrir ni les colporter. » Manière de laisser la porte ouverte et la liberté à sa vis-à-vis : Ñolofinwë pouvait en rester là, ou converser de cela davantage avec lui si elle le souhaitait – et Ulter garderait tout pour lui.

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Prise dans des réflexions mystérieuses, Ñolofinwë baissa les yeux et garda le silence. Mais peu à peu elle parut plus apaisée, prête même à accorder sa confiance au jeune homme resté taiseux face à elle. Après tout, ils semblaient s'être compris sans poser des mots exacts sur ce que l'un et l'autre avaient en tête : elle avait sans doute effectivement des pouvoirs, même si apparemment elle ne souhaitait peu en parler. Dans un sourire timide, Ulter réaffirma sa fiabilité et son silence. Il savait garder secrets et savoirs clos en lui, tels les livres au milieu desquels il passait ses journées.

Une promesse de confidences bien gardées paraissait naître entre eux. L'archiviste connaissait lui aussi des moments d'isolement... Lui, il n'avait aucun secret lourd à porter, aucun accident sur la conscience – aussi avait-il conscience que sa situation était sans comparaison avec celle de Ñolofinwë. Cependant il pouvait la comprendre, pour ce masque de distance qu'elle s'était forgée, et pour sa différence. Avec tout le poids qui pouvait être lié à cette singularité. Même si Yggradsil était réputé pour être le siège de sorcières, se découvrir de tels pouvoirs ne devait pas être une mince affaire... Ce serait comme apprivoiser un animal sauvage en soi, dompter ses dons, et surtout : apprendre la discrétion, avec le danger de l'ombre infinie de Rome juste à côté... juste au-dessus.

Ulter apprécia le calme salutaire de Ñolofinwë devant ses confidences. Elle n'avait attiré personne si eu la première réaction d'interpeller les autres clients pour aborder frontalement le sujet... comme beaucoup de gens seraient capable de le faire.
Elle reprit alors la parole pour confirmer ce qu'il avait entendu : c'était bien cela, elle était une sorcière. L'archiviste hocha discrètement la tête – mais avec grand sérieux : ainsi voulait-il lui exprimer ne pas prendre sa confidence à la légère. Et qu'il la respecterait. Soudain elle posa sa main sur celle d'Ulter dans un geste qu'il crut d'abord être une simple manifestation de confiance – peut-être aussi d'amitié naissante ? Mais il comprit aussitôt qu'il s'agissait surtout de lui fournir la preuve de ce qu'elle venait de décrire. Les yeux de l'archiviste s'arrondirent en sentant la chaleur croître sur le dos de sa main. Il eut par réflexe un léger recul mais aucune sensation de peur ou même de souffrance : cette chaleur n'était en rien douloureuse et déjà, Ñolofinwë retirait sa paume.

Bouche entrouverte, immobile et fasciné, Ulter suivit la petite danse des braises autour des doigts de la jeune femme. Les éclats de feu paradèrent un court instant dans un subtil crépitement avant de disparaître, laissant l'archiviste tout à sa surprise. Ñolofinwë lui adressa un sourire en coin qu'il apprécia – véritable marque d'estime de la part de cette demoiselle si distante et qu'on voyait rarement afficher de telles expressions.

« Vous préférez donc les... garder dormant en vous ? » souffla-t-il, dans une formule très allusive semblant vouloir voiler ces pouvoirs aussitôt après les avoir découverts. Ulter se demandait jusqu'à quel point la jeune femme les envisageait comme un poids. Souhaitait-elle les ''garder dormir en elle'' simplement par son silence mais apprendre tout de même à les diriger, ou bien y ajouter également le choix de les contenir plutôt que de les faire grandir ? Choix qui pouvait se comprendre. Parfois, lorsqu'il était plus jeune Ulter avait rêvé de posséder lui aussi ce genre de dons, rêvant aux légendes des grands sorciers. Ce serait un tel trésor ! Une telle ouverture des possibles à ne pas négliger ! Et cependant... il comprenait tout autant désormais à quel point un trésor est souvent assorti de ses malédiction – surtout par les temps de chasse qui couraient, sans compter le risque de blesser et dont Ñolofinwë avait fait la douloureuse expérience.

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Quel soulagement de voir l'apaisement gagner Ñolofinwë ! Ulter la sentit en confiance et s'en trouva autant réjoui que troublé : pourvu qu'il sache l'épauler à sa petite mesure si elle avait besoin... Le jeune homme était lucide quant à l'ours mal léché qu'il pouvait être, gauche, dans son monde – mais serait-ce pour cela que la demoiselle elle-même renfermée se trouvait d'instinct à l'aise avec lui ?
D'un discret regard sur les côtés, Ulter s'assura que nul ne les guettait un peu trop... mais aussi que nul n'attendait l'intervention de la serveuse installée avec lui. Heureusement, les deux collègues de Ñolofinwë paraissaient avoir saisi qu'un échange sérieux occupait leur comparse et avaient pris le relais temporairement. Une équipe laissant bonne impression, ainsi prête à occasionnellement se dépanner. L'archiviste fut rassuré quant au temps laissé à la jeune sorcière – et que nul ne viendrait les interrompre. Ses yeux glissèrent à nouveau à la rencontre des prunelles claires.
Un voile de tristesse chargea le regard de Ñolofinwë et elle lui confia les croyances de cette mère, qui voulait voir en elle une descendante de la grande Tatiana. Ulter en connaissait un rayon quant aux généalogies de la cité, chargé qu'il était du registre des unions, décès et naissances. L'histoire de Tatiana cependant demeurait un mystère et laissait dans les papiers – autant que dans les mémoires – des trous béants que jamais personne encore ne sur combler. L'archiviste se trouva impuissant à confirmer ou infirmer ces paroles. Sans doute, par ailleurs, n'aurait-ce pas été vraiment adroit.
Ulter n'avait que peu connu la défunte mère de Ñolofinwë et ne savait d'elle que ce que les habitants d'Yggradsil en disaient, ainsi que quelques détails administratifs consignés au codex : les membres de sa famille, sa profession, l'âge de son décès... Autant de lignes froides sur du papier mais qui ne comblaient en rien l'absence, n'apaisait en rien le manque qu'il devinait chez la jeune femme.

L'air peine de Ñolofinwë gagna Ulter aux tristes paroles qui suivirent. N'être personne ? Qu'une couturière et serveuse ? Combien devait-elle se sentir à l'origine d'espoirs déçus pour penser ainsi... Et cependant il connaissait lui aussi parfois de telles pensées, pou n'être qu'un mortel sans pouvoir et un infirme. Il répondit doucement : « Mais couturière et serveuse, c'est déjà quelque chose. Plutôt deux fois qu'une, d'ailleurs. » ponctua-t-il avec un léger sourire, admiratif de la volonté et du sens du travail qu'il fallait déjà avoir pour mener de front deux fonctions. « ...Et de pas moins utile à la cité qu'un rat de bibliothèque béquilleux qui serait bien en peine de faire le huitième de ce que tu assures. » plaisanta Ulter pour leur épargner à tous deux un couplet banal à la ''Nul sous-métier.'' L'archiviste se rendit alors compte qu'il avait naturellement laissé filtrer un ''tu'' dont il espéra que Ñolofinwë ne s'agacerait pas. Pas une once de mépris dans celui-ci, mais, au contraire, une marque d'estime pour quelqu'un dont il se sentait soudain rapproché, par les confidences qu'elle lui faisait. Un réflexe venu au fil de cette conversation semblable à celle que pouvaient avoir deux personnes se sentant soudain fort en confiance avec l'autre. Redevenu beaucoup plus sérieux, il ajouta : « Et puis... qui dit que ta mère n'avait pas de très bonnes raisons de penser ce qu'elle affirmait ? » Il faudrait, pour s'en assurer, un proche de Tatiana... mais comment espérer une telle chose ?
Le qualificatif de ''dangereuse'' dont la jeune femme s'affubla préoccupa Ulter, qui se pinça la lèvre. Sans doute songeait-elle avec horreur à la manière dont ses pouvoirs s'étaient révélés. Ce tragique incident devait beaucoup expliquer le peu d'estime que Ñolofinwë entretenait d'elle. « Je crois que n'importe quelle compétence peut être ou salvatrice, ou le plus grand des dangers, et que c'est ce qu'on apprend à en faire qui lui donnera sa valeur. Tu ne voulais pas faire du mal, tu découvrais ton pouvoir... Ce qui est arrivé est regrettable mais ne peut pas t'être imputé. Tu as un don. Il nécessite d'être apprivoisé, et c'est normal. » Ulter ajouta, dans une expression de douce complicité : « Je t'en prie, crois-en un estropié s'il te dit de ne pas avoir honte de ta différence. Surtout quand ta différence à toi, elle est une force sur les éléments comme celle-ci. » Il se rappela néanmoins, tout en disant cela, que lui-même avait mis des années à admettre son infirmité. Il faudrait soutenir Ñolofinwë le temps qu'il faudrait dans l'acceptation de sa particularité.

L'archiviste sourit à ce que la jeune sorcière rapportait de sa sœur. « Elle n'a peut-être pas tort. Si tu pouvais apprendre à maîtriser ton pouvoir, il ne serait plus un danger... mais un don précieux, comme chacun des pouvoirs de beaucoup d'entre nous. » Arquant un sourcil, Ulter ajouta, léger et en un pastiche de fierté : « Tout de même, je ne connais pas beaucoup de cités capables de tenir la dragée haute au grand Empire Romain et de rester si indépendante – et ce grâce à vous qui disposez de magie ! » Sur ce, il devint grave et hocha la tête au dernier propos de Ñolofinwë. « ...Plaisanterie à part, oui, il est certain que tout cela n'est pas sans sérieuses conséquences... et je te rejoins : nous allons aux-devants d'affaires périlleuses. J'ai peur de ce qui peut de nouveau arriver. » Le simple fait que des Romains se soient permis de pénétrer les archives et de le malmener en plein travail était mauvais signe. La relative tranquillité avec l'Empire semblait se terminer. Allaient-ils aux devants de nouvelles purges comme celle qui avait causé l'épouvantable fin de Tatiana ? Et la jeune sorcière prétendait ''sentir'' des choses. En confident, Ulter tendit les mains sur la table, laissant à sa vis-à-vis la possibilité d'y glisser les siennes si elle avait besoin de réconfort. « Tu... aurais le pressentiment de quelque chose en particulier ? »

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Le moins que l'on puisse dire était que Ñolofinwë n'avait pas sa langue dans sa poche et qu'elle parlait peu... mais parlait bien ! Ses mots étaient francs, ils visaient juste. Cette sincérité sans détour plaisait à l'archiviste. Ulter accueillit d'un rire complice sa remarque vers les invétérés buveurs. Face à elle, il glissa une brève oeillade espiègle vers quelques-uns de ces gaillards actuellement occupés, justement, à descendre leurs boissons à grands bruits autour des tables voisines.
De la part de Ñolofinwë – si secrète et peu bavarde – le jeune homme pouvait être sûr que les compliments qu'elle lui adressait n'étaient pas flatterie. Il y répondit d'un sourire aussi gêné que touché et, lui si habitué aux belles phrases des livres pourtant, ne sut réagir que par quelques sons mâchés à peine audibles, tout en faisant tourner son verre vide entre ses doigts. Sa famille se navrait de le voir si gauche dans ses relations, si taiseux ! On ne manquait pas de le taquiner et de souligner que cela valait bien le coup de dévorer autant de parchemins et de codex pour ce résultat ! Enfin... Au moins son attitude – aussi timorée fut-elle – témoignant de son émoi à s'entendre réaffirmer par la jeune femme l'intérêt de son rôle. Ulter venait parfois à l'oublier : les armes, la magie, tout cela plaisait davantage à contempler quand les lettres faisaient si peu de bruit et remuement.
Et là-dessus le rire de Ñolofinwë fut communicatif : voilà l'archiviste parti à l'y suivre de bon cœur avant de retrouver son sérieux. « Merci. » finit-il par dire. « C'est ironique que chacun ait si besoin de s'entendre rappeler ce qu'il vaut. » Surtout quand on avait en commun d'être des atypiques et de devoir composer avec un corps capricieux pour l'un autant que l'autre – chacun à sa façon. Vraiment, se dit le jeune homme, il ne fallait pas que Ñolofinwë laisse perdre ce don qu'elle avait, ni qu'elle laisse certains idiots lui distiller dans l'esprit qu'elle en serait un monstre.

« Hmmm... » grommela-t-il simplement au pressenti qu'elle avait de mauvais plans en approche. Pour l'heure, Ulter ne voyait pas quoi affirmer d'autre. Si ce n'était qu'Yggradsil ne devait relâcher ni sa garde ni sa prudence face à l'Empire. Et tandis que Ñolofinwë lui proposait un autre verre et rappelait ses fonctions, il se redressa d'un coup. Il lâcha le gobelet sur la table, puis déposa juste à côté les pécunes qui le payaient. « Non, je te remercie. » sourit-il, moins pour le vin en vérité que pour cette conversation qui – espéra-t-il – leur aurait été plaisante et utile à l'un autant qu'à l'autre. Il ne la retiendrait pas davantage. Lui-même se sentait plus détendu. Il avait décompressé et serait désormais moins nerveux pour aller détailler à Ulrik sa charmante matinée... Après quoi il pourrait retourner plus sereinement à ses offices. « Bien sûr, je serai content que nous discutions plus tranquillement de tout cela. » Ulter saluera la jeune fille puis, la voyant s'en retourner au service, se réarma de ses béquilles pour quitter la taverne et son incessante animation. S'il savait alors qu'il n'y remettrait pas la pied avant fort longtemps !

~ Fin ~